Brûlot raisonné

 

II pourrait paraître étrange que pour son premier long métrage, un jeune cinéaste français, en l’occurrence Jean-Gabriel Périot, auteur de plus d'une trentaine de courts en forme de ciné-tracts contemporains, ne parlant pas allemand, et à peine né à l'époque du dénouement des événements, s'échine à exhumer l'histoire déjà connue de la RAF (Fraction armée rouge). Qu'y a-t-il de si nouveau à révéler derrière cette sombre épopée, située au tournant des années 60-70 et depuis longtemps classée comme dérive meurtrière du gauchisme ?

Précisément, Une jeunesse allemande ne rouvre pas un débat hasardeux (du genre, la violence venue de l'extrême gauche serait-elle plus «acceptable» ?), mais propose, avant de poser toute question, un objet hybride composé de diverses sources (émissions de télé, actualités, films d'école). Il s'agit d'un pur montage de documents,
sans voix off, intertitres, interviews ou témoignages rapportés après coup. C'est la traversée des images d'une époque, qui agit au pur présent des laits, des gestes et des paroles, préférant aux explications sociologiques ou historiques une décantation du pouvoir de ces images d'archives et des secrets qui pourraient s'y nicher. Remis en perspective, les images et les sons d'une époque auraient-ils le pouvoir d'éclairer une énigme ? Comment des jeunes gens diplômés, éclairés et informés, issus d'une génération si avide de démocratie basculent-ils dans le terrorisme ?

Le film travaille avec certains outils de la fiction. Il ose une empathie avec ses personnages (qui ont aussi une réelle photogénie), comme il laisse de la place à l'incertitude et aux émotions quant au déroulé des événements La question n'est pas de transformer des terroristes en nouvelle «génération perdue». Elle se situe délibérément dans l'exploration de «l'avant». Si la clandestinité de la vie terroriste est par nature avare en images et en déclarations, la «vie d'avant» apparaît on ne peut plus documentée, par les protagonistes eux-mêmes qui ont été ou se sont abondamment filmés. Ulrike Meinhof, éditorialiste au magazine Konkret, était régulièrement invitée dans des émissions de débats. Gudrun Ensslin, avec sa photogénie «à la Nico », était éditrice et occasionnellement actrice. Holger Meins était étudiant en cinéma et Andreas Baader aux Beaux-Arts.

Le film montre bien qu'à la base, la contestation de Meinhof et celle des autres n'opèrent pas par les mêmes canaux. Aux apparitions télévisuelles de Meinhof dans d'austères débats aux allures de procès intenté à la jeunesse (elle affrontant, seule et non sans malice, de sévères hommes cravates sur fond noir) répondent des interventions plus tapageuses (interruptions d'un festival de cinéma expérimental jugé pas assez po-po-poétique et politique, films tracts découvrant les vertus du montage attraction ou du stop-motion). Le montage sémiologique de ces différents régimes d'images dessine un étrange ménage à trois entre parole contestataire, avant-garde artistique et machine médiatique. Cette juxtaposition laisse émettre l'hypothèse que le passage à l'action terroriste est né de la rencontre explosive de ces deux contestations (l'une à l'intérieur du système médiatique, l'autre sur la scène culturelle) qui se sont désarticulées l'une l'autre Et qui ont perdu non seulement la mesure de leur discours, mais aussi le sens du collage visuel, de l'impact des slogans et de l'humour. Une séquence géniale émerge comme l'envers radieux et rigolard de cette histoire tragique. Elle montre un « test pellicule couleurs » tourné par Holger Meins et ses camarades de l'école de cinéma de Berlin où un drapeau rouge passe de mains en mains, à la manière du relais de la flamme olympique jusqu'à être hissé au fronton de l'école. Tout est dit: le détournement de l'exercice scolaire, la jeunesse, le mouvement, la révolte, les couleurs (nonobstant la grisaille et la pluie berlinoises). À la mesure de ce fugace Swinging Berlin, le film rend palpable la transsubstantiation des années pop aux années de plomb.

Mais il y a l'instant et il y a le long cours. Le grand mérite d'Une jeunesse allemande est de parvenir à maintenir une perception d'égale netteté sur ces deux échelles de temps. Ce parcours sur plus d'une dizaine d'années constitue, à sa manière, une histoire de la parole contestataire au sein des médias Car si Meinhof descend dans l'arène télévisuelle pour y signer des reportages vertoviens sur le monde du travail, la télévision opère aussi sa mue, allant jusqu'à produire et diffuser quelques téléfilms incendiaires appelant à l'insurrection. Là encore, une clé du passage à la lutte armée réside sans doute dans l'échec de Meinhof vis-à-vis du téléfilm qu'elle a écrit-mais qui n'a jamais été diffusé-, Bambule (« Mutinerie »), tourné avec les jeunes filles d’un foyer fermé dans leur propre rôle. La lassitude mais aussi le refus de la résignation qui se lisent sur son visage après l’échec de cette expérience valent explication du basculement vers la violence et de l'évaporation du discours et du raisonnement. C’est l'avènement d'un vide idéologique, soudain occupé par le spectacle médiatique (alarmisme des JT sur les attentats, déclarations chocs des politiques, micro-trottoir de la population).

Pointe dans cette dernière partie une thèse avec laquelle le spectateur doit se dépêtrer un peu tout seul (face à l'épreuve du terrorisme, les réponses de l'Etat vont vers une coercition qui alimente sciemment la crise de nerfs de la société), d'autant plus que certains moments ambigus paraissent avoir été sciemment mis de côté (quid de la visite de Sartre à Baader en 1974 qui a fait couler tellement d'encre ?) Mais la force du film est de continuer à laisser de l'espace, ménageant aussi bien le recul d'une approche analytique des images (l'arrestation de Baader et Meins, avec les sommations et l'assaut filmés en direct, se révèle un curieux mélange entre cinéma d'action à la Friedkin et préfiguration du live des chaînes info) qu'un ressenti plus malaisant de la situation. En témoigne l'apparition conclusive de Fassbinder (extrait du film collectif de 1978 L'Allemagne en automne), nu, démuni et éructant secouant ses proches, et secoué par le gâchis idéologique et générationnel qui vient de se solder là. Si ce cri ne suffit pas a conjurer le trou noir du jusqu'au-boutisme idéologique, sans doute offre-t-il un pôle galvaniseur à partir duquel continuer a interroger, longtemps après la projection, la matière documentaire qui l'a précédé. Une jeunesse allemande réussit l'oxymore du « brûlot raisonné », éruptif et méthodique, rendantpalpable la fièvre d'une époque, tout enconstruisant la place d’où l'observer avecun recul actif.

 

par Joachim Lepastier
Les Cahiers du cinéma
octobre 2015